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Le Capital Familial, dernier rempart au déclin industriel de la France et de l’Europe ?

4 février 2020

Tribune de Christophe ROUVIERE
Publiée dans Fusions et Acquisitions Magazine n° 307
Janvier – Février 2020

Comme l’a rappelé Caroline Mathieu, Déléguée Générale du FBN France dans le numéro de Fusions & Acquisition Magazine de l’été dernier ‘L’engagement responsable au cœur de la stratégie des entreprises familiales’, « les entreprises familiales représentent deux tiers des entreprises mondiales, emploient 60% de la population active et représentent plus de 70% du PIB global ». Leurs actionnaires ont donc un poids considérable dans l’économie mondiale.

Au-delà d’un engagement responsable dans leurs entreprises, nous pensons que les familles, actionnaires des plus belles entreprises françaises et européennes ont un rôle historique à jouer au cours des 5 prochaines années pour investir massivement dans nos start-ups et PME industrielles, faute de quoi le déclin industriel de l’Europe risque de devenir irréversible.

Nous prendrons l’exemple du rôle que peuvent / doivent jouer ces familles dans le financement des entreprises du secteur de l’hydrogène car ce secteur présente une opportunité assez unique de création de valeur et d’emploi, et permettrait de limiter la dépendance de l’Europe aux énergies fossiles. Mais ce n’est qu’un exemple et l’analyse vaut pour toutes les innovations industrielles de rupture.

Un double constat édifiant s’impose en effet en Europe. D’une part, un nombre toujours plus important d’entre- prises familiales, de filiales de grand-groupes ou encore de sociétés détenues majoritairement par des fonds de private equity, sont rachetées par des entreprises nord-américaines, chinoises ou russes ; soit parce qu’elles sont en avance et leaders sur leur marché, soit parce qu’elles sont en perte de vitesse et représentent donc un accès au marché pour le repreneur qui délocalisera l’ensemble (ou une partie) de la production. D’autre part, les montants investis pour financer l’innovation industrielle, notamment dans les secteurs de la transition énergétique et écologique, demeurent très insuffisants. En 2018, d’après l’étude réalisée par France Invest et le cabinet Grant Thornton, 14,7 Mds € ont été investis dans plus de 2200 entreprises françaises en non-coté et d’après les chiffres du Cleantech Group, 168 millions d’euros ont été investis en amorçage et séries A dans les start-ups françaises des cleantechs ayant une composante hardware ou industrielle, soit 1,1%. Cent soixante-huit millions d’euros seulement pour investir dans des technologies absolument nécessaires pour permettre à nos entreprises de se mettre au niveau des enjeux imposés par la transition énergétique et écologique ; cent soixante-huit millions d’euros seulement pour financer des entreprises censées s’imposer un jour dans la concurrence internationale. Peut-on sérieusement envisager que ces sommes soient suffisantes pour permettre l’émergence de nouveaux champions industriels ?

Les raisons de ce sous-investissement structurel sont nombreuses et nous en retiendrons 3 principales :

1) le rendement des fonds LBO, très élevé depuis une quinzaine d’années sous l’effet notamment de la baisse des taux d’intérêt, attire toujours plus de capitaux de la part des investisseurs institutionnels et des grandes fortunes privées,

2) les ratios prudentiels de Solvency 2 imposés aux compagnies d’assurance les ont dissuadées d’investir dans le capital risque – trop compliqué, trop « coûteux en fonds propres » – ;

3) la rentabilité très basse des fonds de capital-risque, elle-même due en grande partie au manque de capitaux investis, aux problèmes d’accès aux marchés publics et aux politiques économiques favorisant principalement les grands groupes.

Comment donc créer de nouvelles industries avec quelques millions d’euros quand nos concurrents y déploient des dizaines de milliards de dollars ? La Chine a par exemple injecté 55 milliards de dollars d’aides et de subventions pour sa filière batteries en 10 ans, créant 2 géants, CATL n°1 mondial et BYD n°3, et 13 milliards sur la seule année 2018 pour la filière hydrogène. Si nous n’investissons pas massivement dans ces filières maintenant, nos industriels du transport, constructeurs automobiles, du poids-lourd, du bus, du car, nos groupes énergétiques, nos collectivités locales… seront rapidement condamnés à acheter des piles à combustibles chinoises, des électrolyseurs chinois, des bus chinois, des sous-ensembles chinois…avec des financements chinois !

La France et les Etats européens ont-ils les moyens de lutter et d’investir massivement dans ces nouvelles industries ? La réponse est probablement oui, mais sont-ils prêts à s’en donner les moyens ? Sont-ils prêts à déplacer une petite partie de l’épargne vers le capital-risque et à changer les règles du jeu pour permettre aux investisseurs institutionnels d’exonérer, du moins en partie, du calcul des ratios prudentiels les investissements réalisés en capital risque ? Rien n’est moins sûr. L’Europe a montré jusqu’à maintenant son incapacité à se protéger efficacement de la mondialisation, son incapacité à avoir une stratégie de puissance et à avoir une stratégie industrielle de long terme.

La France compte aujourd’hui environ soixante-dix entre- prises dans sa filière hydrogène (grandes entreprises, ETI et des start-ups) à même de faire émerger des champions internationaux capables de rivaliser avec leurs concurrents asiatiques. Pour y arriver il y a cependant besoin d’allouer des dizaines de milliards d’Euros au cours des 10 prochaines années. Les 2 ou 3 prochaines années vont être déterminantes pour éviter la prise de l’ascendant des asiatiques sur cette filière industrielle très prometteuse. Or, pour mémoire, un rapport de l’Agence Internationale de l’Energie a reconnu que l’hydrogène était le gaz indispensable pour réussir la transition énergétique notamment pour décarboner les secteurs de l’industrie et des transports (IEA, The Future of Hydrogen, June 2019).

Nous disposons également en France de grands laboratoires de recherche publique en pointe sur l’hydrogène, dont les publications représentent plus de la moitié des publications européennes sur l’hydrogène. Ce qu’il manque c’est du capital privé, car les principaux systèmes de financements existants français ou européens viennent abonder des financements privés. Donc, sans financement privé, pas de co-investissement public et peu d’aides et de subventions.

Nous pensons donc que les familles françaises et européennes fortunées ont un rôle historique à jouer dans le financement de nos start-ups, ETI et PME industrielles, qu’elles soient françaises ou européennes. Car si elles ne le font pas rapidement, ces entreprises mourront ou seront rachetées les unes après les autres par des acteurs nord-américains, chinois ou russes, mieux capitalisés et surtout beaucoup mieux défendus par leur pays dans la concurrence internationale. Si nous laissons passer cette opportunité de créer une filière industrielle européenne de l’hydrogène, non seulement une telle opportunité ne se reproduira pas mais cela pourrait avoir des conséquences en chaîne sur toute l’industrie européenne, et les familles actionnaires en seraient les premières victimes.

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